Quelques réflexions sur le tango 

A la lecture de la réédition de  Les poètes du Tango  de Saul Yurkievich et Henry Deluy, des réflexions concernant le trio inséparable — musique parole danse — qui constitue le tango, ont fait l’objet de ce texte.

 Le tango est une séquence de textes, de musique et de danse, insérés dans un contexte historique, social et politique. Au-delà d’une technique et d’un langage qui lui est propre, il reflète une identité fantasmatique. Né dans les marges du Rio de la Plata, à peu près à la fin du 19 siècle, il est l’expression de la fusion des cultures, inventé fondamentalement par les humbles de toute origine, des Indiens, des Noirs, des métis, des mulâtres, des Européens, des gauchos, des paysans, des ouvriers, des petites gens et ceux qui étaient à la marge de la société.

Les traditions narratives et dramatiques de la poésie « gauchesque » se sont fondues avec le vocabulaire des nouveaux métiers, types sociaux et occupations de la ville et des faubourgs, et deviennent des nouvelles formes littéraires que le tango s’approprie. La crise de 1930 avec ses séquelles de pauvreté et de misère, donne à l’argot de nouvelles nuances, il devient plus amer.

A partir d’une grande variété de constructions rythmiques provenant des différentes sources, il y a eu une modification dans l’instrumentation et dans le noyau mélodique de la simple phrase chansonnière, qui a transformé la musique classique ordonnée à partir de l’harmonie. Une nouvelle esthétique fait irruption.

Cette extraordinaire expression populaire, avec sa particularité de classe sociale, de quartier et de région, a subi parfois, avec le tourisme pour médiateur,  des déformations grossières, tango hybride pour exportation, des versions décadentes, de ridiculisation hollywoodienne du tango, en fonction des critères de marketing, liés à son exportation aux États-Unis et en Europe, mais aussi à une consommation argentine interne.

Le vocabulaire utilisé parfois par des critiques journalistes, quelques écrivains et poètes, sans que les auteurs eux-mêmes s’en aperçoivent, est orienté par l’insistance avec laquelle sont utilisés certains signifiants : bas peuple, putes et souteneurs, les jolis cœurs, bouis-bouis et bordels. Le tango serait né «comme alliance d’alcool, de  bagarre, de  femmes,  au sein du bas peuple, là où loge la tourbe de la canaille, prostituées, truands, proxénètes, les hommes de main et les vauriens. »

La danse elle-même, sous le nom nouveau tango, nouveau courant esthétique  opposé au tango canyengue, prend des allures hollywoodiennes, des renouvellements sans innovation, exhibant le cadavre exquis de l’ancienne splendeur, dans un monde qui n’a jamais connu son monde à lui. Loin de la classe qui l’a inventé, dans un contexte historique de solidarité, de rencontres, d’identité sociale, des rages, des appels pour partager des peines et des joies simples, il perd son idiosyncrasie.

Cette transformation reflète-t-elle notre identité symbolique et imaginaire issue de diversités réelles ? Quels sont les nouveaux champs symboliques qu’on nous propose?

Mon idée,  est de souligner un aspect qui a échappé à Yurkevich ou plutôt qu’ il n’y avait-il pas de place dans son anthologie, et derevendiquer une danse à laquelle ma génération n’a pas eu accès.

A l’époque, les années soixante-dix, d’autres chemins demandaient la présence de ceux qui voulaient heurter de front un système social et économique destructif qui ne pouvait générer, lui, que la misère, l’aliénation et la mort. Dans ces années-là, l’Argentine se consumait dans la stratégie impérialiste américaine d’installation d’une économie néo-libérale par le crime, la disparition, la torture, la terreur. Les Argentins ont  vu une répression brutale s’étaler jour et nuit, accompagnée d’une censure tacite du désir, de l’engagement, de l’audace et de la passion.

Plusieurs années d’exil n’ont fait que renforcer le tendre et indéfectible attachement à cette poésie musicale avec laquelle nos parents nous ont bercés, avant même de venir au monde.

Les poètes du Tango  est une anthologie publiée en 1988 avec une introduction de Saul Yurkevich et une préface de Henry Deluy. Saul Yurkevich est né en 1931. En 1966 il quitte l’Argentine pour s’installer à Paris où il meurt le 27 juillet 2005.

D’après Yurkievich le tango serait né « dans les abattoirs du sud de Buenos Aires, avec une connotation « canaille ". Les paroles, toujours en vers, renvoient à une thématique de l’amour perdu, les malheurs subis, la misère, la trahison, la jeune fille égarée,  les infortunes de la vie, le mal de vivre, les déboires que le destin signale.
Le langage est  parfois sarcastique, satirique, dérisoire. Mais le tango est toujours grave retenu, acerbe. Écrivains et poètes lui ont insufflé le tempérament local, l’esprit de la ville qui l’a vu naître… », mais  il absorbe tout ingrédient à sa portée : le noir, le blanc, l’américain, l’africain, l’européen . 

Le mot tango renvoie au :  tam-tam des nègres ; mot africain tang : toucher ; tangir, de l’espagnol : jouer d’un instrument ; le tanguillo andalou : toupie.

Il aurait surgi « vers 1880 dans les  épiceries de l’époque, entre deux parties de cartes dans une cour de terre battue. Danse sans paroles : Il est joué par 3 instruments accordéon, guitare et harpe, ensuite la flûte et la mandoline. Il va des faubourgs au centre de la ville. Le tango prend possession du couple, distraction et bavardage ne sont pas permis. Dans les quartiers populaires on la danse dans le patio de maisons. Aussi dans les cafés, comme chez Hansen.  Vers 1900 les tangos El choclo, el entrerriano, la Morocha deviennent populaires.

Le bandonéon, instrument à soufflet et clavier avec 71 touches fait son apparition, il s’harmonise avec les cordes, plainte haletante, souffle mélancolique, il chante et converse. Le tango alors ralentit son rythme, il se fait plus grave, plus dense. Les premiers orchestres typiques sont constitués de bandonéon, piano et corde. La contrebasse, les violons entrent en lice. » Il y a le tango milonga et le tango chanson. Il est fixé sur du papier à musique et l’on publie les partitions, On danse le tango dans les quartiers de la Boca, dans le Bas Palermo, à l’Abasto. Le tango va perpétuer l’homme du faubourg, et dire le mécontentement, le décalage et la frustration que provoque la grande ville qui asservit, dévoie et encanaille, la difficulté de vivre, de s’adapter à un monde à l’envers, il reflète les mutations du monde qui l’engendre.

«Le phonographe apparaît et on imprime les premiers disques doubles faces. Le tango envahit la ville, la pénètre, la représente et la captive. A l’étranger on contraint les musiciens et les chanteurs à s’habiller en gauchos fantaisistes : blouse, culotte bouffante fleurie, foulard brodé, bottes et poignards à la ceinture. L’archevêque de Paris lance un anathème contre le tango. Pie X le qualifie de danse de sauvage (Times, Londres, long article en 1913) et conseille de remplacer le tango par la furlana vénitienne.

En 1912 Rodolfo Valentino danse un tango d’exportation dans le film Les quatre cavaliers de l’Apocalypse, avec de longs pas de ballet en regardant sa partenaire dans les yeux, elle est habillée en flamenco, il est déguisé en gaucho mâtiné de « majo » — je crois qu’il faut mettre des guillemets car en français ça s’écrirait macho et on ne saisit pas si on ne parle pas la langue — espagnol. »

L’âge d’or du tango est incarné par le mythe de Carlos Gardel. Argentin… ?,  Français… ?, peu importe il a chanté « Mi Buenos Aires querido. » Il portait dans sa voix son grand amour pour Buenos Aires et pour la Pampa Argentine. « Il chantait dans les fêtes de quartier à la Calendaria, à Balvanera ou à El Socorro au Centre de Buenos Aires, et dans les tripots et les épiceries d’antan, il chantait des chansons campagnardes et des milongas faubouriennes, avec des « trémolos caressants, sa patine de miel et ses sanglots dans la voix ».

En 1917 il crée avec Razzano Mi noche triste, de Pascual Contursi au théâtre Esmeralde de Buenos Aires, peut-être le premier tango chanson, il inaugure le genre, commence à raconter des histoires, met en œuvre l’introspection, véhicule des sentiments subtils, diagnostique, fait la morale, la philosophie, le répertoire thématique. Mi noche triste  constitue un prototype du tango en déployant un argument sentimental, élégiaque, celui de l’amour brisé par l’abandon, le souvenir de la jeunesse enfuie, les mœurs, les personnages et les paysages d’antan. Il est plaintif et nostalgique. »

La danse Tango

Cette contribution est une tentative de rendre compte de l’expérience dans sa singularité et ne prétend pas à une généralisation, même en ayant l’assurance que quiconque a pratiqué cette danse pourra entendre la légitimité de ces propos. Il s’agit de l’expression du  témoignage d’une amateur de tango et non pas celle du danseur professionnel, qui a à sa charge l’enseignement de cette danse. L’écart entre celui-ci et celle-là peut être plus ou moins irréductible.

 L’origine de cette danse est comme toute origine, mythique, les fantasmes des auteurs qui ont écrit sur elle complètent la légende, ce qui la rend insaisissable. Elle serait née aux marges du Rio de la Plata, s’implante à Buenos Aires, et dès là, elle parcourra le monde à partir des années 1920. On  trouve le mot ailleurs, à Cuba par exemple,  mais il renvoie à un autre type de danse, qui sera incorporé plus tard. Plusieurs éléments venant d’autres danses seront incorporés. Actuellement, des professeurs de tango improvisent, en intégrant des figures de la danse classique, du rock, ou du flamenco et même du music-hall, comme Fred Astaire.

On peut trouver aussi le nom tango sous forme de verbe, tanguer, mot qui d’une certaine façon explicite et montre, avec son contraire le verbe rouler, les différentes figures de la danse. Exemple, le: balancement des jambes de l’avant à l’arrière et de l’arrière à l’avant, dans le sens de la longueur ou le glissement de gauche à droite et de droite à gauche, dans le sens de la largeur.

Les deux poitrines, celle de l’homme et celle de la femme se tiennent, toujours l’une face à l’autre et constituent  l’axe autour duquel les deux danseurs se positionnent sans le quitter jamais. La souplesse, la docilité en même temps que la résistance au niveau des bras de la femme sont fondamentales.

L’impératif, l’important qui fait la caractéristique du tango, est de balancer pendant qu’on danse, les jambes, jamais la taille ou les hanches. Les jambes de la femme deviennent un supplément du corps de l’homme, comme une prolongation d’un geste masculin qui ne pourrait pas aboutir sans son concours, elles permettent la réalisation du mouvement provoqué. La jambe masculine peut les faire plier, pousser ou bloquer. S’élançant sur l’impulsion donnée, elles rebondissent, sveltes et graciles, en se tendant ou en se détendant, en se contenant ou en s’étirant. L’élan de l’un répond toujours à celui de l’autre dans un mouvement enveloppant ou tournant, ondulatoire ou retardé,

Au son de la musique, toujours enlacés,  l’homme peut s’arrêter, réfléchir et ensuite continuer, la femme attend gracieusement, un pied en l’air, avec lequel elle dessine des jolis arabesques, l’autre pied à terre.

Le tango n’a pas une chorégraphie fixée à l’avance, l’homme invente continuellement des figures. L’homme avance toujours, la femme recule et oppose une certaine résistance pour maintenir l’équilibre ; ils dansent comme poussés par le vent, se déplaçant doucement, plus légers que le zéphyr, se faisant eux-mêmes poésie et musique. Tous ces mouvements sont exécutés dans la lenteur, avec une sensualité grave et extrême. Mélodie et poésie se fondent dans le couple, l’enveloppent et en viennent à faire des volutes autour des formes que les pas du tango ondule. Univers interne soumis à une haute tension, qui fait enfler et colorer des joues, battre le cœur, tendre les muscles, corps et âme vibrant à l’unisson. Comme l’a dit le poète,  on pourrait entendre le tango murmurer aux oreilles du couple danseur :

je t’innerve te musique te gamme
te greffe te chavire te nomade t’arc-en-ciel

Il y a au départ huit pas qui composent le mouvement de base du tango. Ce mouvement élémentaire sera entrecoupé par des tours ou des demi-tours en prenant  appui sur la plante du pied qui reste sur place, l’autre pied dessine alors un arc de cercle ou des petits cercles ou des arabesques sur le sol. Le  pivot sur un pied ou sur les deux pieds est essentiel au déroulement de la danse. Le pivot permet à la femme de composer la figure appelée «8», dessinant ainsi des entrelacs qui marquent le rythme.
Les pieds glissent, effleurent à peine le sol, ils ne décollent pas. La figure élégante, le maintient, l’allure, l’arrogance, la classe, seront d’une certaine façon l’effet de la façon de conduire de l’homme. La femme, toujours élégamment parée, bouquet de robe en paillettes avec des couleurs chatoyantes, des bijoux qui scintillent, des chaussures talons aiguilles,  la jupe volante ou fendue, la joue dégagée. Le salon de bal, lui-même, est toujours poudroyé d’une lumière tamisée.

Il est tout aussi important de savoir commencer un tango que de savoir le finir. L’architecture subtile du tango, le sortilège de sa danse crée une atmosphère prodigieuse, source de beauté.

Avec cela on peut déjà danser le tango, musique rythmée à deux temps avec des mouvements cadencés.

Le tango enveloppe avec la musique et la poésie l’homme et la femme, les trois éléments se nouent entre eux formant un seul nœud. Dans cet espace précis et aérien, on sent au visage le sang qui monte à chaque cadence, tandis que le bras de l’homme s’enroulant autour du dos de la femme, la contient, la renverse, ou la plie.

La joue de l’un contre la joue de l’autre, chacun sentant la peau du visage de l’autre, l’haleine mêlée, les yeux fermés pour entendre et ressentir ce que les violons racontent aux soufflets; ce que le poète murmure à la femme. Danseur et danseuse marchent, cabriolent, folâtrent, gambadent, tourbillonnent gravement dans cette danse exaltante.

Et ça trépigne, ça crépite, ça saccade !

Au delà de toute technique, le trait particulier du tango est la dimension du jeu qui s’instaure entre eux, à l’intérieur du couple. Ils s’amusent  avec maintes variations, ornements, arabesques, entrelacs, filigranes, formes sinueuses ou capricieuses, contours qui apparaissent et ressortent; lignes qui se détachent esquissées par la jambe de la femme en réponse à la provocation du partenaire.

Il y a un côté inattendu, surprenant : l’un et l’autre se renvoient réciproquement, à l’improviste et par surprise, le geste qui permet l’invention et l’originalité pour faire face à la proposition imprévue.  Le danseur met en valeur  le savoir-faire de la femme. L’attention est éveillée continuellement, comme dans une sorte de contrepèterie gestuelle, la communication et l’échange entre eux sont permanents. C’est une impulsion qui pousse l’autre à accomplir le pas de tango qui embellit cette danse, la seule à ma connaissance, qui s’exerce cœur à cœur. Elle se différencie du Tango académique dans laquelle la chorégraphie est, en principe, établie à l’avance.

 Sans cette dimension de jeu, l’exercice de la seule technique conduit à l’ennui et à la répétition monotone, comme si l’autre n’était pas présent.

Contrairement à ce qui est généralement admis, le tango n’est pas une danse machiste ; la femme est non seulement mise en valeur, elle est aussi protégée par son cavalier des inattendus provoqués par l’élan des autres danseurs lancés sur la piste qui pourraient les heurter, les percuter ou marcher sur les pieds des danseurs.

L’homme est censé conduire la danse, non pas la femme. La femme s’abandonne dans les bras de l’homme. Le bras droit de l’homme enlace, entoure fermement et tendrement la femme, la contient, l’enveloppe; ceci constitue l’Abrazo, geste décisif.

L’abrazo mot argentin qui se confond avec l’embraser et l’embrasser des mots français devient leur métaphore. Exalter, enflammer « ciel qu’embrase le soleil couchant », et environner, ceindre, serrer entre ses bras, « la mer embrasse l’île. »
La main gauche de l’homme tient la main droite de la femme, il conduit la danse pendant qu’elle ferme les yeux pour se laisser aller dans un plaisir inexprimable.

L’homme a l’initiative de démarrer la danse et aussi de  proposer différentes figures à la femme. C’est le principe fondamental du tango : la femme répond aux initiatives de l’homme. L’homme met en valeur la dextérité, la souplesse et la beauté du corps de la femme.

Le danseur consacre beaucoup d’heures à étudier la technique, figures et déplacements, mais il ne la maîtrisera que partiellement et d’une façon pulsionnelle, car il nécessite toujours d’une force intérieure, d’une tension sans chute, impossible à maîtriser.

Le tango, éveille la sensibilité, impressionne, touche, trouble, émeut, et attendrit doucement ceux pour qui il devient une passion.

Pendant cette extraordinaire moment un frisson fait trémuler corps et âme. Le couple se sent exalté, projeté hors de soi-même, très loin des gens qui l’entourent.

Exaltation… extase…, concert du monde en résonance avec le sujet, conjonction peu à peu engagée. Résistance exquise et abandon bouleversante. Ek-stase, ce qui excède les limites.

Geste de retrait qu’en même temps vous livre. Montée du mouvement extatique : corps vibrant, impulsion, compulsion, désir, érotisation. Pour une fraction de minutes qui dure l’éternité, le corps s’abandonne dans une immobilité déjà extatique.

Quelque chose se passe entre l’homme et la femme, deux temps suspendus, deux corps irréels l’un à l’autre, mais réellement reliés par le tango.

Les années du Centenaire (9 juillet 1915) de l’indépendance de l’Argentine, ont été des témoins de l’entrée du tango dans les foyers des classes moyennes basses, il s’approche du faubourg au centre de la ville par le biais des « petites gens ». Dans l’imaginaire populaire de gens, l’atmosphère même des rues, des avenues et des places  finissent par imprimer une sorte de perpétuelle vibration musicale à la ville elle-même.

En 1915 Felipe Fernandes (Le yacaré) publie une série d’articles sur le tango.

En 1926 Enrique Gonzalez Tunion publie « Tangos », un recensement d’articles parus dans le journal Critique.

Néanmoins d’aucuns intellectuels du centre de Buenos Aires, et non de moindres, restent récalcitrants. Voici des commentaires qui donnent le ton de l’accueil de quelques écrivains et poètes, à propos du tango, alors que celui-ci s’approprie le centre de la ville aux environs des années 1920-1925.

Jorge Louis Borges : « Personne n’a été plus venimeux que moi, de la série Tango (de Enrique Gonzalez Tunion), publiée dans le journal Critique. Cette rhapsodie populaire, a été pensée seulement à moitié, que dis-je, au tiers ou au quart par l’auteur : Il s’agissait d’une prose gémissante des mots pleurnichards du tango, une entreprise commerciale. » Malgré ces âpres critiques en 1933 Borges intégrera le même journal.

Manuel Galvez : « Musique hybride et funeste, produit typique du cosmopolitisme. Je ne connais pas de chose si répugnante que le tango argentin. Il est, non seulement une danse grotesque mais le plus haut exposant de la grossièreté. »

Leopoldo Lugones « Le tango c’est un reptile de lupanar, si injustement appelé argentin dans les moments de sa vogue éhonté. »

Borges : « Le lunfardo (mélange de parler populaire et d’argot) est un vocabulaire de corps des métiers comme tant d’autres, c’est la technologie du filou, des marlous et du crochet. »

Last Reason, l’un des pseudonymes de Maximo Téodoro Saéns ~ La rêne débridée,  libre ;  balle perdue étant les deux autres ~,se demande en 1926, à propos de Borges : « Qui est cet untel qui se permet le luxe de cracher sur la grillade de  ceux qui parlent  la parlouille des gens un peu à la marge, des malfaiteurs et des malfamés ? De quel droit un fi-fils du journal La Presse rentre au bal des  espadrilles prêt à nous renverser la lupiote? »

Borges profère des invectives contre le faubourien et soutient que le chemin pour la construction d’un véritable argot, avec sa  ribambelle de paroles et de gestes, a besoin de la plume d’un autre José Hernandez qui nous écrive l’épopée du compérage et  cerne chez un seul sujet,  la diversité des individus.

Reason répond : « Et le tango, mon vieux, et le gotan ? Pense-z-y  bien Che, Jorge Luis. L’épopée du faubourien était déjà écrite dans le mauvais mot du tango, et dans la mélodie  geignarde et dolente, sensuelle et pénétrante qui s’en va en pleurant et en riant par ci-par là, dans les orgues de barbarie et dans les soufflets de bals tango. » Plus tard, contre la critique des intellos de la rue Florida, dans le centre de Buenos Aires, et pour le bonheur des poètes des quartiers de Boedo, de Maldonado et du Parque de los Patricios, dans les faubourgs de Buenos Aires, le tango est joué dans les pièces de théâtre, dans les saynètes dans les cabarets, avec l’orchestre typique sur scène.

Seulement quand le tango a été introduit et accepté en Europe, le courant qui formait les poètes de la rue Florida de Buenos Aires l’ont accueilli d’une façon bienveillante. Borges pensait, dans un premier temps, que le tango n’était pas né dans les faubourgs. En fait, il est né dans les faubourgs et dans les banlieues qui entourent le centre de Buenos Aires. Il est l’expression musicale d’un peuple. Qui dit tango fait émerger la géographie spirituelle de Buenos Aires.

Le tango ce n’est pas seulement une danse de plaisir. Plus que des renversements et des arabesques (quebradas y firuletes) plus que de donner de la poésie et de la joie à la milonga, le tango entonne tout bas la mélodie, fredonne sans cesse un refrain, et à travers des contrepoints et des jeux de mots subtils, il chante la tristesse de la vie populaire. Chaque mot est une image ingénieuse, brutale ou terrible, greffé à l’argot qui lui donne sa couleur gueux de fier plumage.
Il raconte des récits de vie où le narrateur est constamment égal à son destin et dont l’énergie et l’originalité s’expriment à travers une sorte d’épopée singulière.

Le tango laisse derrière lui son passé frivole, et dans sa rédemption, se fait geste comme tango chanson, tango avec parlouille. C’est une tragédie du sentir plébéien. La ville se l’approprie, du gratte-ciel au taudis, du comble au terrain vague, jusqu’au patio de l’humble maisonnette, l’hôtel des immigrants et le bidonville, partout  où résonne la vie des parias, des héros noirs de l’anarchie, dénonçant une société absurde et injuste avec les paroles âcres de sa révolte. ( ou l’âcreté de sa révolte ?)

Les sites, La Quema (la Décharge publique où on brûle les décombres, les immondices, les ordures, lieu et où les chiffonniers ramassent des objets pour les vendre, en  se battant, et en se disputant avec acharnement), les Corrales (corrals, enclos où l’on enferme le bétail), le Riachuelo, le Dock, le ruisseau Maldonado, Parque Patricios, Pompeya, sont les lieux qui ont donné au tango le cadre de son inspiration.

Un par un les quartiers se dessinent en  découvrant un autre Buenos Aires, c’est la fondation mythologique avec ses itinéraires mythiques. Le poète écrivant le tango, ne peut pas se borner à reproduire la réalité. Le poète affabule, crée une réalité qui devient une fiction, une vérité. Le tango est un genre qui ne tolère des innovations que de la part des compositeurs et des poètes qui le maîtrisent dans l’essence même de sa structure. La ville se structure en se construisant comme scénario littéraire et sentimental de tangos, et de milongas.  Ainsi émergent des pâtés cordiaux, ingénus, humbles, régénérés dans le travail, qui deviennent le terroir mystérieux d’une bohème anarchisante, le faubourg amer.

Le tango greffe les mots de l’argot originaire à la langue populaire, à la fois riche et pauvre, pittoresque et terne, expressif ou clos, archaïque ou contemporain. C’est une exubérance du langage, le jeu d’une imagination qui se réjouit des mots, qui en savoure la substance. Un torrent de mots lumineux et vertigineux coule en lui qui écrit de mots d’amour à perte d’âme sur mille tons de tendresse et de passion.

Sa langue est pleine d’affectivité et adaptée à l’expression des sentiments dont elle tire sa forme. Il décrit l’angoisse d’un univers soumis à des signifiants où une vie s’accomplit pour prendre l’irrévocable sens de son destin.

Les mots du tango évoquent fortement un milieu, ses mœurs, sa mentalité, ils lui appartiennent en propre et exclusivement. Ils sont l’expression d’un fait essentiel et pathétique qui évoque les tribulations du mauvais garçon ; jeux de mots, fantaisies plus ou moins bien venues, dont les plus typiques sont des conseils à la jeune fille égarée, à l’homme naïf, trop amoureux, le plus souvent sous forme de parodies ou de réflexion philosophique.

Dans le tango l’histoire racontée n’a pas besoin d’étendue mais d’intensité.

Juilet-Août 2007, Longo Maï,Limans

Bibliographie

  • Les poètes du Tango, anthologie avec une introduction de Saul Yurkevich et une préface de Henry Deluy,  ré éditée en 2005 chez Gallimard
  • Musica popular – Acontecimiento y confluencias, Buenos Aires, 2005.